Ce que les Anciens ont encore à nous dire – Le Cabinet des antiques

Ce que les Anciens ont encore à nous dire – Le Cabinet des antiques

Le 15 décembre dernier, le Cercle Droit et Liberté recevait Michel De Jaeghere pour une conférence autour de son dernier essai "Le Cabinet des antiques". Caroline Boivieux, juriste et chargée de mission au CDL, nous propose ici une recension de cet ouvrage.

Si la démocratie est devenue l’horizon politique indépassable de notre époque contemporaine, le dernier invité des dîners du Cercle, Michel De Jaeghere, revient aux sources de ce régime pour clarifier les confusions, chasser les approximations et surtout éclairer notre temps. Dans son nouvel ouvrage, Le Cabinet des antiques, le journaliste et historien nous livre une réflexion personnelle sur la politique en Occident et sur la manière dont, au fil des tribulations de l’Histoire, le droit en a dessiné les contours. 

Les fondements de la démocratie athénienne 

Dans un exposé aussi brillant qu’érudit, l’auteur choisit tout d’abord de montrer que la croyance commune qui veut que la démocratie contemporaine soit la digne héritière de la démocratie athénienne est le résultat d’une confusion entre le régime démocratique athénien et l’époque dans laquelle il est né. Dans sa célèbre prière sur l’Acropole, Ernest Renan écrit « Il y a un lieu où la perfection existe, il n’y en a pas deux : c’est celui-là »[1]. Pour les Modernes, il y aurait donc un lien évident entre les splendeurs du grand siècle d’Athènes et la démocratie. Dès lors, en proclamant que nous en sommes les descendants, nous nous hisserions de ce fait à leur hauteur.

Pourtant, bien que nous ayons en commun cette idée que le pouvoir appartient au peuple à travers le vote majoritaire, le régime grec est, sur bien des aspects, différent de notre conception contemporaine de la démocratie. Si le principe fondateur de la démocratie est l’égalité politique, le régime athénien fait la part belle à l’inégalité des conditions. Ainsi, à Athènes, les esclaves (qui forment la majorité de la population) sont dépourvus de la personnalité juridique, les femmes sont exclues des délibérations politiques et les institutions sont réservées à une élite. 

L’autre différence, et peut-être la principale, qui sépare ces deux régimes réside dans le rapport qu’ils entretiennent avec la loi. La démocratie athénienne a cela de particulier qu’elle soumet l’ensemble des hommes à une loi unique, la loi divine. Par divine, on entend non pas une loi confessionnelle ou religieuse mais les lois supérieures, non écrites et immémoriales qui représentent un certain ordre des choses et du monde : l’ordre du cosmos. Cette loi, c’est la loi naturelle, celle d’Antigone, qui ne remet pas en cause l’ordre de la cité mais qui refuse de s’y soumettre car il est contraire aux préceptes qui guident sa condition. La loi grecque est celle qui traduit la permanence de la nature humaine. A Athènes, plus les lois sont anciennes, plus elles sont vénérables. Reçues en héritage, elles sont préservées de toute modification inopportune et les contingences de la vie politique ne peuvent rien contre elles. 

« Les lois non écrites, inébranlables des dieux. Elles ne datent, celles-là ni d’aujourd’hui, ni d’hier et nul ne sait le jour où elles ont paru. » 

Sophocle, Antigone.[2]

Depuis Sophocle, Aristote et Platon, la sagesse grecque nous apprend ainsi que l’homme est un animal social particulier, qui ne peut se réduire à une somme d’intérêts et de désirs personnels et égoïstes. L’homme a une valeur, il possède des qualités qui ne sont pas quantifiables : le sens de la beauté, de la justice, le goût pour la liberté et pour la transcendance. Ainsi, est naturelle la loi qui permet à l’homme de s’accomplir, une loi qui n’est pas celle de la volonté générale soumise à une époque mais une loi qui le précède et le dépasse, la loi de « la commune raison »[3].

A l’inverse, la démocratie dite moderne dans laquelle nous vivons aujourd’hui est née en France en 1789 et constitue un syncrétisme entre la philosophie des Lumières et les principes de 1789. Ce nouveau modèle politique proclame que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Selon Michel De Jaeghere, la pierre d’angle de ce régime repose sur deux dispositions de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que sont ses articles 3 et 6. Le premier énonce que : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément » et le second dispose que : « La loi est l'expression de la volonté générale. » 

De l’hétéronomie à l’autonomie : Le démantèlement de la loi naturelle 

Pour les positivistes que nous avons tous été en sortant de la faculté, ces dispositions sont évidentes. Le corps social souverain, c’est-à-dire la Nation en tant qu’entité juridique, choisit de se soumettre à une loi à laquelle il consent. La loi, norme supérieure, devient de ce fait l’expression de la volonté générale. Le peuple ne dispose pas d’une loi qu’il aurait reçu en héritage et qu'il a la charge de préserver mais fait loi ce qu’il a choisi comme telle. En ce sens, la démocratie athénienne se trouve diamétralement opposée à la démocratie moderne. Les uns considèrent que l’homme, pour être libre, doit réaliser sa fin, les autres voient dans le fait de choisir soi-même sa fin le symbole de leur liberté. C’est une révolution philosophique et juridique majeure : les Anciens disaient « je veux suivre la loi car elle est bonne », les modernes disent « la loi est bonne car je veux la suivre ». Ainsi, la société n’est qu’un accord contractuel entre les membres qui la composent, impliquant le respect des droits de chacun et la souveraineté de tous. 

Par ailleurs, en ne reconnaissant aucune autre autorité que la loi, la démocratie moderne s’est coupée des institutions qui jusque-là la façonnaient. On a donné à la nouvelle génération contractualiste le pouvoir de rejeter toute forme d’organisation héritée, inégalitaire et hiérarchique que sont la famille, l’école ou encore la religion. Ces associations qui tirent leur origine de la nature sociale de l’homme et qui en épousent les aspirations sont désormais illégitimes. Chaque génération a le pouvoir d’être en rupture avec celle qui la précède. La continuité historique disparaît au profit d’un individualisme exacerbé où l’homme se réalise à travers ses aspirations brouillonnes et désordonnées. En ce sens, l’auteur considère que ce régime porte en lui-même une dimension totalitaire qui rejette tout ce qui n’est pas électif ou contractuel. 

Ainsi, les droits de l’homme, dans la présentation qu’en fait la déclaration de 1789, sont issus d’une conception jusnaturaliste du droit c’est-à-dire qu’ils forment une nouvelle loi naturelle. A ce titre, il est d’usage de considérer que les droits de l’homme et la démocratie ne font qu’un puisque dans les sociétés démocratiques modernes les droits des individus sont la condition effective de la liberté. Le préambule de la Constitution de 1946 rappelle le principe de l’existence de droits inaliénables et sacrés, rattachés à l’égalité ontologique des hommes. A ces droits, consubstantiels à la nature humaine, s’ajoutent des principes économiques et sociaux « particulièrement nécessaires à notre temps ». Tout cet arsenal législatif a une valeur constitutionnelle et est appuyé par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1948. L'individu n'est plus envisagé comme appartenant à un peuple dépositaire de traditions et de coutumes mais comme entité propre à laquelle s’attachent des droits. Le Bien, le Vrai, le Juste, hérités des Grecs sont écartés au profit de la consécration de droits individuels, favorables à la satisfaction immédiate de désirs et dont les juges se sont faits les défenseurs acharnés.

Par la promotion d’une conception essentiellement individualiste des droits fondamentaux, les institutions qui faisaient hier le sédiment de notre communauté vont progressivement s’affaisser, s’affaiblir jusqu’à disparaître. Parce que l’individu est roi, la famille est déconstruite, l’école refuse de transmettre un savoir jugé prétentieux, inutile et discriminant pour promouvoir l’élève-sachant-savant - et en définitive ignorant -, l’Église symbole de cet héritage millénaire honni et méprisé est tournée sans cesse en dérision. La France, qui selon Michel De Jaeghere, est cette communauté de familles attachée à un culte et désireuse de servir le bien commun vit peut-être les derniers instants de son histoire.

Et nous, qui sommes-nous ? 

A la vérité, nous ne sommes plus fils de la Grèce ou filles de Rome. Nous en sommes les renégats. Nous avons trahi leur pensée, repoussé leurs limites, abîmé la nature qu’ils nous avaient offerte en héritage. Nous avons abandonné ce qui fait notre substance, délaissé nos devoirs, arraché les enfants à leurs pères, troqué l’harmonie commune pour le mouvement désordonné du hasard ou impitoyable de la raison. La volonté de toute puissance nous gouverne et nous avançons dans cet élan sans savoir si un jour tout cela aura une fin. Mais les Grecs eux aussi ont touché au désespoir, eux aussi ont connu pareils errements. L’espérance disait Bernanos « est une détermination héroïque de l’âme, et sa plus haute forme est le désespoir surmonté »[4]. Il nous faut surmonter cet état dans lequel nous avons plongé et retrouver en nous ce que nous avons chassé. Par chance, le sentiment de justice est inné dans le cœur de l’homme. Parce que la loi est notre loi naturelle, nous retrouverons le chemin du Beau, du Vrai et du Bien comme un animal retourne au bercail. Comme le suggère l’auteur à la fin de son ouvrage, nous devons reformer un peuple, refonder cette communauté de familles où chacun parvient à se retrouver dans des mœurs communes, une mémoire profonde, un sentiment d’appartenance à une civilisation car « c’est seulement au sein d’un peuple qu’un homme peut vivre en tant qu’homme parmi les hommes »[5]. Et le droit a pour mission d’accompagner cette mue en se mettant au service de la légitimité démocratique au lieu de soumettre la volonté politique à sa propre logique et à sa propre fin. 

« Quelle que soit la définition que l’on donne pour l’homme, elle est une et valable pour tous. La raison est commune à tous les hommes. Si elle diffère selon l’instruction reçue, la faculté à apprendre est la même pour tous. La parole, si elle diffère sur les mots employés, s’accorde sur le sens, et il n’y a personne, dans aucun peuple, s’il prend la nature pour guide, qui ne puisse parvenir à la vertu. Y-a-t-il un peuple qui n’aime la courtoisie, la bienveillance, la sensibilité du coeur, la reconnaissance des bienfaits reçus, et ne tienne en détestation les dictateurs cruels, méchants et ingrats ? Quand on comprend que c’est sur ces choses que repose l’association du genre humain tout entier, on en déduit que cette association des hommes doit être dirigée par des lois propres à resserrer l’amitié, fondées sur la droite raison. »[6]

Cicéron encore une fois nous éclaire, la bataille à mener n’est pas uniquement politique, juridique, ou philosophique, elle est aussi intérieure. L’homme ne naît pas seul, il n’est rien sans la communauté à laquelle il appartient. A l’origine même de l’homme et de la société, il y a un amour de deux êtres. Sainte Catherine de Sienne raconte que dans ses apparitions le Christ lui a dit : « j’ai voulu qu’ils aient besoin les uns des autres ». C’est à cela que sert le droit, à entretenir l’amitié entre les hommes, à façonner et mettre œuvre le besoin irrémédiable que nous avons d’aimer autrui. Charles Péguy disait « Il faut que France, il faut que chrétienté continue. » Par chrétienté, il n’entendait non pas tant une adhésion confessionnelle que cette amitié supérieure qui lie les français entre eux, une affection, une solidarité.

Si nous avons parfois la tentation de haïr notre époque, Michel de Jaeghere nous exhorte à recréer, à notre modeste échelle, ces liens d’amitiés, ces lieux de sociabilité, ces oasis « de commun » pour former à nouveau cette « famille de familles ». Cette époque est la nôtre et nous ne pouvons vivre en nous haïssant écrit Camus dans son magnifique texte « l’Exil d’Hélène »[7]

Avant de changer le monde et la loi, le Cercle Droit & Liberté souhaite par ses conférences, appliquer le principe de la révolution intérieure. En développant ces groupes d’amitiés, de réflexion et de sociabilité, il espère que cela devienne un jour le socle de notre vie commune.

Nous tenions à remercier Michel De Jaeghere pour sa brillante conférence du 15 décembre dernier. Il aurait fallu parler de beaucoup d’autres choses encore mais nous avons considéré que cet aspect était essentiel pour des juristes et laissons aux futurs lecteurs la joie de découvrir le reste de l’ouvrage.


[1] E. Renan, Prière sur l’Acropole, Athènes, Stereona, 2014, p. 17-19. 

[2] Sophocle, Antigone, CUF, œuvres complètes, time I, traduction P. Mazon, Les Belles Lettres, Paris, 2002. 

[3] Platon, Les lois, 645a-b.

[4] G. Bernanos, conférence aux étudiants brésiliens, Rio de Janeiro, 1944.

[5] H. Arendt, « Franz Kafka : l’homme de bonne volonté », La Tradition cachée, p. 220.

[6] Cicéron, De legibus, I, X, 29.

[7] A. Camus, “L’exil d’Hélène”, L’Été dans Essais, La Pléiade. 

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